Imprimer Chercher

Denis Pousseur : Rêver un impossible rêve... - Entretien Isabelle Françaix - Janvier 2011 - Bruxelles

L'œuvre musical de Denis Pousseur rejette les définitions univoques et arrache les lambeaux d'une étiquette «musique contemporaine» de plus en plus vague et difficile à ajuster sur les productions des compositeurs de notre époque. «Autodidacte indiscipliné» selon ses propres mots, né dans une famille hautement créative et féconde, fils d'un père prospectif et initiateur qui se réjouit du talent rebelle et audacieux de son fils, Denis Pousseur, à l'écart de tout académisme, interroge le passé et explore le futur… Il dévoue une grande partie de son temps au programme Sequenza d'aide à la composition, enseigne et conçoit des projets multidisciplinaires ouverts à la technologie de notre époque, même si la capacité des infrastructures culturelles est encore peu propice à les accueillir. Curieux et lucide, il reste insoumis et disponible au futur…
 

Pianiste, improvisateur, compositeur pour le théâtre, le cinéma et la danse, puis dans les années 90, de musique instrumentale dite «savante», où vous situez-vous dans le paysage de la musique dite «contemporaine» ?

Je suis plutôt sceptique, de manière générale, face au milieu de la musique contemporaine aujourd'hui. On comprend tout à fait que des jeunes gens au sortir de la seconde guerre mondiale aient eu la volonté, en musique comme dans d'autres arts, de bouleverser le paysage esthétique. En revanche, je trouve dommage qu'une certaine «avant-garde», en rejetant très violemment au passage des compositeurs comme Stravinsky ou Bartók (qui avaient pourtant réalisé des avancées stylistiques majeures dans la première moitié du XXe siècle) ait eu des successeurs par légions (presque davantage pour faire de la musique que pour en écouter…) alors que ces grands précurseurs n'en ont eu presque aucune! La musique contemporaine disons «post-wébernienne» s'est à mon sens un peu vite approprié la notion de modernisme en laissant entendre qu'au-delà, tout n'était que réaction ou retour en arrière…

Il m'est délicat de me positionner face à cela, d'autant que je viens d'une famille ancrée dans cette problématique depuis l'origine. J'ai baigné dans ce milieu depuis mon enfance, ce qui explique mon parcours. Pendant un temps, il était inimaginable que je suive les traces de mon père! J'ai hésité entre les arts graphiques et la musique, puis j'ai opté pour une voie musicale différenciée. Ce fut le rock, comme pour tous les adolescents; puis, en découvrant notamment Miles Davis, le jazz qui en est la matrice, plus raffiné et plus pointu.

Les musiques liées à la danse, au théâtre, au cinéma ne sont pas une étape dans mon parcours mais une facette de mon travail… qui n'est pas obsolète, puisque j'enseigne dans le domaine des musiques appliquées, c'est-à-dire liées à un autre média.

Pourquoi vous êtes-vous dirigé ensuite vers la musique contemporaine?

J'aime beaucoup le jazz, ceux qui le pratiquent et je suis sensible à l'histoire du peuple noir américain: Billie Holiday, Miles Davis ou Charlie Mingus font partie de l'histoire des luttes de ce peuple tout autant que de l'histoire de la musique. Certains de ces musiciens ont eu un positionnement politique très fort, presque anti-blanc parfois. Evidemment, l'histoire du jazz américain regorge de grands musiciens blancs, mais ils sont américains, de ce terreau où le métissage s'opère. Je ne suis ni black ni américain, et j'ai fini par me dire que ma culture propre était plutôt celle que je rejetais depuis bien longtemps…

J'ai toujours eu à cœur de m'orienter vers ce que je pensais pouvoir accomplir avec le plus d'authenticité et de maîtrise. En cessant ma pratique du piano, j'ai cessé celle du jazz. Je me suis tourné vers notre bagage culturel, et par conséquent celui de mon père qui me le transmettait directement. J'ai décidé de faire fi de mes réticences et, à partir de premières commandes d'amis qui m'y encourageaient, j'ai commencé la musique pour le concert… sans trop penser à aborder la «musique contemporaine». C'était une idée excitante. Cependant, je ne me collais pas sur le front une étiquette stylistique, ce qui était atypique dans ce milieu et parfois source d'incompréhension. Je suis un intuitif, pas tellement un conceptuel! Je produisais une musique que j'avais envie d'entendre. Je ne comprenais pas bien la nécessité de l'expliquer aux élites musicales ni aux journalistes. Je me suis rendu compte de la naïveté de ma démarche. J'ai donc essayé de réfléchir davantage à mon positionnement, sans pour autant forcer ma nature.

De nos jours, de très larges pans de la société n'identifient même plus vraiment ce que le terme de «musique contemporaine»recouvre. Quand j'étais enfant, la musique contemporaine, c'était cette musique bizarre qu'on faisait «avec des casseroles» (comme disaient mes camarades de classe) mais, tout de même, on savait que ça existait. Aujourd'hui, la «musique contemporaine» pour la plupart des gens c'est simplement la musique urbaine, la chanson…

Beaucoup de compositeurs font des efforts pour que leur musique soit nettement moins ennuyeuse que celle des années 50 ou 70, mais le public (surtout le public jeune) boude la musique classique au sens large: à mon avis, on a eu tort de laisser la musique contemporaine se greffer à la «grande» musique classique. C'est une erreur historique. Tous les arts de la scène ont connu des révolutions démocratiques qui leur ont permis de se débarrasser des anciens attributs de l'art bourgeois joué dans des théâtres à l'italienne, où l'organisation sociale des représentations écartait les classes populaires ou les reléguait au pigeonnier. Certes, la stratégie de satellisation de la musique contemporaine était une voie de salut pour continuer à bénéficier d'un peu des subventions destinées à la culture musicale en Belgique. Mais, au fond, c'est une position de repli… et c'est bien ce qui m'inquiète.

Je ne suis pas optimiste quant à l'avenir qu'on prépare à ce courant musical: qu'en est-il des nouveaux moyens multimédias avec lesquels on pourrait faire un art du XXIe siècle complètement différent de ce qu'on a connu au XXe? Boulez et Stockhausen n'auraient pas pu imaginer notre future technologie! On pourrait vraiment marquer notre différence et inventer! Mais dans les faits: on intègre moins les nouvelles technologies au concert aujourd'hui qu'il y a trente ans… Allez comprendre.

Ecrire uniquement pour des instruments acoustiques ne devrait pas être notre seul horizon. Ce ne sont plus ceux de mon époque! Pour moi, un violon est un violon et je le fais sonner comme tel. Si on veut entendre un autre son, qu'on me propose des instruments nouveaux intégrés aux technologies nouvelles! Je suis un féru de technologie et j'ai toujours beaucoup pratiqué la musique électronique mais depuis que je suis revenu sur la scène de concert, je n'ai eu que de très rares occasions de l'intégrer dans mon travail!

A l'époque de Stockhausen, les compositeurs étaient les moteurs culturels, aujourd'hui les organisateurs décident et les compositeurs suivent. C'est un renversement de valeurs aberrant car la création doit venir des créateurs!

Vous travaillez donc uniquement sur commande?

Je souhaite à mes œuvres de vivre leur vie et donc de résonner avec leur temps. Un artiste est toujours plus ou moins tributaire de son environnement.

Quel est votre rêve musical?

Il est multimédiatique. Il me serait tout naturel de composer dans un domaine proche de l'opéra. J'ai essayé pendant des années de porter des projets en ce sens. Je voulais un texte contemporain qui utilise les moyens de la modernité mais la frilosité des maisons d'opéra n'a pas rendu cela possible.

Votre musique est-elle multidisciplinaire?

Comme je viens de vous l'expliquer, elle aurait pu l'être davantage. Outre quelques expériences de théâtre musical, comme Rules & Regulations de Lewis Carroll, j'ai donc essayé de recycler mes idées, ne fût-ce que dans le titre de mes pièces: Le Silence du Futur, La nuit est une folie rouge, etc. Il y a souvent un lien entre ce que je fais et la littérature.

Peut-on dire que votre musique est narrative?

Elle l'est amplement, ce qui lui a permis d'être plus accessible au public mais n'a pas toujours plu aux tenants de l'abstraction...

A-t-elle un sens?

Je n'aime pas la volonté explicative. La musique selon moi sert à exprimer ce qu'on ne peut pas dire avec des mots: certaines émotions, certaines transcendances très intimes qui sont appréhendées de façon différente par chacun.

Qu'est-ce qui est, pour vous, à l'origine de la création d'une œuvre?

Sa dimension autobiographique l'a été très longtemps. Il me fallait connaître de grands tourments pour que des œuvres en découlent. Les Mille voix du fleuve, à partir de Siddhârta, de Herman Hesse, raconte une quête initiatique. Chaque épreuve ayant du senset nous polissant, on pouvait trouver des explications à l'absurde. C'est une œuvre qui symbolise bien cette période de ma vie.

Ultérieurement, je me suis rendu compte que ma vie n'était pas à la hauteur du roman que je pensais écrire: elle était parfois banale et triviale, et cette constatation m'a laissé vide et désemparé. Avec la venue de mon fils, le départ de mon père dans des conditions douloureuses, j'ai perdu ce fil romanesque «autobiographique»… Il était certainement trop nombriliste. J'ai même éprouvé une sorte de dégoût assez profond pour l'indispensable égotisme de la pratique artistique. J'ai appris à m'intéresser aux autres, mon garçon, mes étudiants, mes collègues aussi, et mon rythme d'écriture est devenu moins intense.

Aujourd'hui, c'est donc clairement une autre période de ma vie, mais c'est aussi une recherche pour renouer avec la simplicité et la dynamique de mes débuts. C'est pourquoi la pièce destinée à Une Belgique multisonore sera une sorte de souvenir de l'une de mes toutes premières pièces: Le Silence du Futur (1992/93). Comme dans cette œuvre, il s'agit d'un trio hétérogène (ici clarinette, violoncelle et percussions; pour clarinette, violon et piano dans Le silencedu Futur) découpé en trois parties dont chacune met en avant l'un des trois «personnages» du trio. Le format est évidemment plus modeste: Le Silence du Futur comportait neuf mouvements et ce trio n'en comportera que trois. Je cherche à marquer cette nouvelle période par le choix de mes titres, généralement plus simples. Ici la pièce s'appellera simplement Mouvement, ce qui est à la fois une référence musicale (on aurait pu dire «trois mouvements pour trio») et une marque plus générale de mon regard sur la société. En ce sens ce titre est une réponse optimiste (ou au moins dynamique) au Silence du Futur.

Pourquoi aviez-vous choisi pour titre de votre précédent trio hétérogène Le Silence du Futur ?

Nous vivons depuis 30 ans dans un monde en crise tourné vers le passé, décliniste, pessimiste et triste, or je suis un enfant des années 60 qui se projetaient vers le futur, s'inventaient, décidaient d'aller sur la lune alors que ça ne sert à rien ! Je suis terriblement agressé par la façon dont, aujourd'hui, on ne regarde plus le futur. Ce futur rêvé qui nous permet de nous projeter dans un monde meilleur, nous l'avons remplacé par un futur mercantiliste. Je n'ai pas envie de ce monde, et si ma musique n'est pas toujours joyeuse, elle est essentiellement fondée sur la vitalité et sur le devenir.

Photos : Isabelle Françaix. Télécharger les photos.