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Renaud De Putter : Ce à quoi la musique prélude - Entretien Isabelle Françaix

 

Entretien

Compositeur, réalisateur, auteur, Renaud De Putter  (1967*) accepte d'être désorienté et fonde même son œuvre dans cette absence de repères qui ouvrent à l'artiste un espace de rencontres et de possibles où des silhouettes errantes dessinent vaguement leur identité, en voyage, en attente toujours, entre être et devenir. Il multiplie les points de vue hors temps ou « hors chant », dans ce vide infini de solitude et de silence que cerne la musique, bien moins descriptive qu'étrange litanie autour d'un manque, d'une perte, d'un destin qui faut, s'absente mais se raconte.

Renaud De Putter, comment vous situez-vous dans la musique contemporaine ?

J'aurais répondu plus simplement à cette question il y a dix ans, quand je considérais ma pratique de façon plus « mono-orientée ». Aujourd'hui, comme j'aborde différents mediums, ma réponse est un peu différente… Il y a un moment où je me définissais d'abord comme compositeur. Aujourd'hui, j'utilise la musique à l'intérieur de structures, de formes de narration, film ou spectacle. Elle a changé de statut.
 
Je ne me définis plus tant par rapport à une scène de musique contemporaine qu'en relation avec une pratique qui utilise tous les matériaux que je peux glaner pour servir mes projets.
 
Je ne fais plus uniquement de la musique pour l'acte d'écriture en lui-même, mais pour servir un type d'expression.

La musique fait donc partie d'un projet plus global, comme une articulation ?

En quelque sorte. C'est un moment privilégié d'expression, mais ce n'est plus aussi souvent la fin en soi, unique, de mon travail. J'imagine une narration et je compose la musique qui la sert.

Elle s'inscrit donc dans un puzzle ?

Dans beaucoup de mes travaux, j'ai besoin de musique et je l'écris, mais pas à l'intérieur d'un genre ou d'une esthétique particulière. J'utilise toutes les sources qui correspondent le plus possible à mon projet qu'on ne peut limiter à la dimension musicale.
 
On retrouve effectivement dans votre démarche le corps, la chorégraphie, les images, les mots, outre la musique…
 

Tout cela concourt à définir une narration. Ce sont des formes de récit que je cherche. Ce n'est pas si surprenant. Dans la musique occidentale, l'opéra ou l'oratorio nous inscrivent déjà dans l'hybride : ce sont des formes complexes qui font intervenir la danse, la musique, une scénographie… Je me sens proche de cette tradition en utilisant les moyens qui sont à ma disposition pour raconter des histoires.

Votre musique est-elle descriptive ?

Non… « Descriptive » est trop précis, trop localisé ; cela évoque le poème symphonique et un agenda narratif. Dans mes récits, la musique est plutôt un personnage. Dans Hors Chant, que je suis en train de terminer, une cantatrice, Marie Toulinguet, perd la voix. Que chante-t-elle alors ? Voilà ce que je dois écrire à ce moment du récit. Quelle est la forme musicale la plus précise et la plus exacte pour que cette narration ait le maximum d'efficacité ?

Ce n'est pas exactement le même travail que celui de Benoît Mernier ni de Philippe Boesmans par exemple, qui - j'imagine - concevront d'abord et essentiellement leur projet comme musical.

D'où naît une œuvre ?

Cela part clairement d'une émotion. Je suis allé à Terre-Neuve il y a quelques années et j'ai appris l'histoire complètement désolante de la cantatrice Marie Toulinguet qui avait quitté un petit village perdu sur son île pour étudier à Paris, avait commencé une carrière internationale et s'était subitement arrêtée de chanter. Elle avait eu des problèmes d'alcool, était retournée dans son île et y était morte.
 
Son histoire m'a touché parce qu'elle pose la question de l'expression. Que voulait-elle transmettre et qu'est-ce qui l'avait empêchée de poursuivre son désir ? Comment avait-elle été rattrapée par certaines choses ? Cela a entraîné des réflexions beaucoup plus personnelles. Ce qui permet l'identification évidemment. J'ai découvert en creusant sa biographie des éléments qui ont confirmé mon intuition première. J'ai pensé que cela se cristalliserait autour de l'épisode de la perte de voix. Et ça, c'était un épisode d'opéra ! La question ne s'est pas posée une seconde de savoir si j'allais utiliser un opéra du répertoire, un de ceux qu'elle aurait pu chanter, du Verdi ou du Meyerbeer. Non ! Je devais écrire cela moi-même.
 

Il y a d'abord cette angoisse, ce sentiment presque physique face à son histoire et à ce néant dans lequel elle était tombée : ce silence qui l'avait frappée brusquement alors qu'elle était pleine de promesses. Derrière la narration se cache un traumatisme historique : les premiers colons installés à Terre-Neuve ont construit leur vie sur le meurtre des Indiens béothuks qui étaient sur cette île. Cela pour moi fait écho : nous sommes tous des enfants de la guerre…

Votre travail partirait donc d'une émotion liée à la perte et à une énigme identitaire. Où se situe le trouble : dans la perte ou dans le regret de ne pas avoir vécu quelque chose ?

Ce sont des questions presque philosophiques… Mais il est vrai que, fondamentalement, la perte ouvre un espace de création. Et je ne me vois pas d'autre action que celle d'explorer cela. Cette démarche n'est pas initialement musicale, quoique ses implications le soient immédiatement pour moi.

J'ai un souvenir d'enfant très puissant. J'aimais déjà beaucoup la musique de Ravel et je me rappelle avoir vu un jour à la télévision un film à son sujet. Je ne me souviens de rien sauf du sentiment d'attente qui en émanait. Une sorte de suspension comme dans sa musique…   Qu'attendait-on ? Je ne sais pas…

On peut épiloguer sur ce que serait cette chose à quoi la musique prélude, car c'est cela l'idée : elle prélude. Et puis elle s'arrête. Quelque chose devrait commencer ensuite. Et on est toujours dans cette suspension.

C'est peut-être ce que je ressens le plus profondément comme étant l'émotion musicale. Quelque chose qui n'est pas un lieu, qui vient avant la formulation, avant l'expression…

Comment cela se traduit-il artisanalement dans votre musique ?

L'acte musical vous place un peu ailleurs que dans cette attente et cette contemplation. C'est une contradiction. L'émotion est moins immédiate dans l'acte technique, mais elle revient dans toutes les stratégies que je mets en place pour utiliser la musique.
 

Par exemple, dans Hors Chant, cette séquence d'opéra au cœur d'un projet, j'aimerais qu'elle procure à l'auditeur quelque chose de cet ordre-là. Dans Orlane-Cabaret, j'avais demandé à différentes personnes d'écrire des textes pour un personnage et cela s'intégrait dans une sorte de récital imaginaire.

Jankélévitch écrit de Ravel qu'il se cache sous des masques : le masque de blues, le masque balinais, le masque espagnol, celui du claveciniste du XVIIIe siècle, etc. Et le vrai Ravel, on ne sait jamais où il est. Derrière tous ces masques, on peut se demander s'il y a vraiment quelque chose sans être péjoratif car c'est ce vide fondamental qui permet la création !
 

Sans doute des compositeurs plus purement musiciens que moi peuvent-ils aborder fondamentalement cette question dans leur écriture. J'ai davantage besoin de construire un agencement narratif pour transmettre ce sentiment.

Le jeu des combinatoires et des stratégies n'est donc pas premier ?

C'est cela. Chez moi, il s'agit d'un assemblage. J'aimerais que mes œuvres soient jugées à travers leur aspect composite.
 
C'est ce qui se passe dans un opéra. L'émotion du simple spectateur est le fruit de la synthèse d'arts différents et non une perception différentielle et analytique.
 

J'aime bien l'idée d'une unité complexe reçue comme telle.

Comment prenez-vous en compte l'auditeur ?

Je ne peux pas imaginer ne pas le prendre en compte. Mais est-ce que je le fais correctement ? C'est une des grandes leçons de l'enseignement de Philippe Boesmans : il faut être extrêmement conscient de l'effet obtenu par les moyens choisis. La clef de l'expression doit passer par là. On ne perçoit pas indépendamment d'un code, même si le rôle des artistes est de le faire bouger. Pour cela, il faut le comprendre. L'accès à la signification passe par un ensemble de règles, aussi peu définies soient-elles, aussi fluctuantes…
 

La musique est à l'intérieur d'un acte de communication.

Pourrait-on dire que vous êtes en quête d'un sens ?

Pour moi, la musique n'a pas de sens en elle-même, hormis peut-être cette espèce d'attente qui est un pur potentiel. Qui est presque philosophique ou plutôt métaphysique. Une sorte de disponibilité spirituelle. C'est son essence, mais il est très difficile d'y accéder…
 
La question du sens est pour moi toujours entre parenthèses, comme une question insoluble. « Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire », disait Wittgenstein. Si on ne peut pas parler du sens, ce n'est pas parce qu'il n'est pas important : c'est parce qu'il est capital. Mais on peut difficilement le verbaliser. Par contre, on peut utiliser la musique à l'intérieur de structures, comme si ce potentiel restait entre crochets : il est là, on peut l'utiliser et le faire jouer à l'intérieur de formes ; c'est un élément un peu magique, qui échappe à notre volonté, va toujours plus loin, toujours ailleurs… Cela reste mystérieux, comme un combustible très particulier.
 

Ce que je fais, ce n'est jamais qu'élaborer des agencements à l'intérieur desquels cette chose-là peut-être se passe… ou pas ! Ce n'est pas à moi de le dire.

Vous souvenez-vous, hormis ce film sur Ravel, d'où vous vient cet élan vers la musique ?

Quand j'étais très enfant, mes parents écoutaient beaucoup de musique classique : Mozart, Beethoven, Chopin, Ravel justement… Particulièrement quand ils attendaient un vieil ami mélomane. Toujours cette impression d'attente, très ancienne, très archaïque. J'attendais et j'écoutais. Il allait se passer quelque chose, mais je ne savais pas quoi. Il ne s'est peut-être jamais rien passé, cela n'a pas d'importance, mais cette musique a été là. Elle m'a baigné.
 

On ne fait jamais qu'attendre. On vit notre vie à attendre. Tout se passe dans un suspens avant un mystère dont on ne connaît rien. L'attente est peut-être une des positions les plus fondamentales de l'homme – très active, contrairement aux apparences.

La notion de beauté intervient-elle dans votre composition ?

Ce n'est pas ce dont parle Baudelaire : "le sein froid de la beauté", non, c'est plutôt de l'ordre du sens, de son avènement. Ce qui est beau, c'est une émotion qui passe et permet une communication.

Écrivez-vous vos propres textes ?

Oui, souvent. Dans Hors Chant, j'ai écrit les textes et le scénario.

Les textes, la musique, l'image : tout cela a l'air très éclaté, mais en réalité je ne cherche jamais qu'une seule chose : l'expression d'une réalité (ce que j'appelle un récit) : un destin.

Vous reconnaissez-vous un héritage musical, littéraire et cinématographique ?

Je n'oserais pas dire que je m'inscris dans un héritage, ce serait un peu prétentieux… Mais j'ai subi de nombreuses influences…
 
Au niveau musical, Ravel – je l'ai déjà dit - a une place très particulière. Ainsi que le dernier Fauré. Et l'école de Vienne. Surtout Berg en fait. Mais aussi Schoenberg.
 
Celui dont je me sens le plus proche, c'est certainement Ravel par la notion d'emprunt qui le caractérise. Il ne défend pas la pureté d'un univers. Si on trouve une résonance adamantine dans sa musique, c'est à travers l'hybride. Le vrai Ravel est partout et nulle part dans son œuvre, dans les espagnolades ou la musique « symboliste". J'aime cette idée. Pour moi, il n'y a pas de pur ni d'impur mais ce qui exprime et ce qui n'exprime pas. C'est la seule hiérarchie que je veuille bien reconnaître.
 

En littérature, certains auteurs comme Virginia Woolf ont eu un rôle capital dès mon adolescence. J'ai commencé par La Promenade au phare. On ouvre là une veine introspective, une écriture de la subjectivité et qui répond aux impressions de l'instant présent. Peut-être aussi  à cette idée d'attente…

Il y a eu Proust aussi - essentiel. Et puis Duras, etc. Dans le Ravissement de Lol V. Stein, on rejoint les thèmes de la folie et de la perte déjà présents chez Woolf. Ou le Marin de Gibraltar qui se développe à partir d'un manque.
 

J'aime beaucoup les films de Duras, de Resnais, de Tarkovski…

Vous sentez-vous l'enfant de votre siècle ?

Je crois que oui en observant le monde autour de moi et le travail des plasticiens, des cinéastes, etc. Je me sens autorisé à utiliser tous les médiums pour m'exprimer.
 
Je crois qu'il existe une analogie entre la complexité du monde et l'hétérogénéité des médiums que j'utilise, même si dans les deux cas, cela se résout sous une forme d'unité. Et puis, je me sers des techniques d'aujourd'hui.
 
Qu'est-ce qu'un langage musical à notre époque ? C'est une question que je n'aime pas tellement, parce qu'elle vient pour moi après celles-ci : « Quelle musique écrire pour toucher ? » et « Comment utiliser la bonne écriture musicale pour produire le sens que je désire ? » Mon idée n'est pas de révolutionner le langage musical ! Je n'ai aucune visée historiciste, même si je la respecte absolument chez d'autres.
 

Pour moi, l'aspect novateur du langage musical fait moins sens que la notion d'identité. C'est en cela que je ne pense pas être un compositeur au sens classique du terme.

Vous souvenez-vous de ce qui vous a amené à cette bifurcation ?

C'est une toute petite différence, comme un angle dont les branches s'écartent progressivement. Philippe Boesmans avait souligné mon attirance pour le texte et la musique quand je ne la sentais pas encore clairement comme une spécificité. Avec le temps, cela s'est affirmé très fort. Je ne sais pas bien quand ça c'est articulé… Un projet a été très important pour moi, en 2001 : Chants de simplification… Avec le recul, je ne le trouve pas très réussi, mais c'était un moment fondateur. C'était assez inabouti mais cela représentait un tas de questions que je devais poser. C'est un peu comme quand on lance une fléchette pour la première fois : il est important de la lancer pour savoir où elle va tomber. Ensuite, on ajuste, réajuste…

Si vous pouviez sauver une œuvre sur une arche musicale, laquelle choisiriez-vous ?

Je ne sais pas… Une œuvre pour me nourrir ? En musique, c'est très difficile… Je ne sais pas… Quel compositeur ? J'aurais plein de regrets… Ce que j'aimerais sauver… c'est ma mémoire de la musique… Car c'est un espace ouvert qui contient Bach, Ravel, Ravi Shankar, Coltrane, Scelsi, des chansons de rock, de variété… C'est un peu comme un prisme de couleurs mais composé d'une continuité… Ce qui nous ramène à la question d'un manque, d'une ouverture, d'un potentiel…
 

Alors, si je ne devais en choisir qu'une… je ne prendrais rien ! Je n'en prendrais pas.

Propos recueillis en novembre 2008 à Bruxelles par Isabelle Françaix
Photos : Isabelle Françaix. Télécharger les photos.