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Dhruba Ghosh : Des nouvelles de l'intérieur - Entretien Isabelle Françaix

Dhruba Ghosh (1957*) partage son existence entre Bruxelles et Bombay où il compose et enseigne la musique. Il est reconnu comme l'un des plus grands maîtres du sarangî, instrument à cordes rencontré en Inde, au Pakistan et au Népal dont la sonorité chaude et profonde évoque les inflexions de la voix humaine. Son approche essentielle de la musique, en relation vive à l'intériorité de l'être, l'a conduit à rencontrer Jean-Paul Dessy et l'Ensemble Musiques Nouvelles à diverses reprises, dont nous citerons le Sarangî Strings Sound System et Babel Live…

Dhruba Ghosh, que représente pour vous la musique contemporaine ?

En Inde, notre culture millénaire est très traditionnelle et la musique classique garde une continuité. C'est une musique monophonique qui permet de développer une pensée individuelle centrale. Quand nous jouons un raga, qui est une forme de mélodie aux règles structurelles et logiques très complexes, nous utilisons une syntaxe et des idiomes traditionnels pour essayer d'exprimer notre façon d'être individuelle. Parmi tous les musiciens, très peu sont capables d'exprimer leur être, parce que les lois de la tradition, les pressions sociales, le milieu, tout cela les influence tant la tradition est forte. Il faut s'y conformer.
 
Cependant, en Inde, beaucoup de cultures coexistent, dont les langues, les traditions, la nourriture, les vêtements diffèrent …
 
Ainsi, la stricte observance de la tradition musicale n'est limitée qu'à un petit groupe de puristes. Même si le terme de « pureté » est très relatif. Il y a toujours quelqu'un de plus pur que vous ! Chaque chose, comme chaque être, chaque pratique doit s'adapter pour survivre.
 

Dans la musique monophonique, le rôle de l'individu doit être important. Mais combien de personnes le reconnaissent pour développer leur être intérieur ? Très peu de musiciens respectent leur intériorité afin de l'exprimer dans leur jeu. Traverser le matériau traditionnel pour atteindre à l'individualité demande des aptitudes intellectuelles, artistiques et spirituelles mais aussi du courage.

Dans ce contexte, j'ai toujours senti que mon premier et ultime devoir était d'exprimer ce que je suis sur scène. Que j'utilise un medium traditionnel ou non. En musique, les limites s'opposent à la poésie. La musique est un medium non verbal où les limites imposées par les symboles sont très peu nombreuses. Quand vous écrivez de la poésie, chaque mot est le symbole de tant de choses ! Notre capacité d'expression est donc limitée par les mots que nous utilisons. Mais en musique, nous sommes libres ; c'est pourquoi je pense qu'un musicien devrait se sentir plus libre que n'importe quel autre artiste pour exprimer son être.
 
À mon arrivée en Occident, je ne possédais aucun indice sur ce qu'était la musique contemporaine, puis j'ai eu un projet en 2003 à Berlin avec l'Ensemble Moderne de Francfort. J'avais joué des duos avec Jean-Paul Dessy auparavant au Botanique : en tant qu'interprètes, nous avons des liens très étroits. Et  nous n'avons abordé ensemble plus pleinement la musique contemporaine que plus tard.
 
Chaque ensemble contemporain est très différent au sein d'un même pays. La musique contemporaine donne l'opportunité d'utiliser des outils en dehors de toute condition. Mais attention, c'est une musique qui s'impose ses propres lois ! C'est pourquoi il faut prendre garde à ne pas tomber d'un conditionnement dans un autre.
 

Quand un compositeur accepte tout, ce qui peut paraître une grande ouverture d'esprit est en fait de la faiblesse. Si vous êtes suffisamment fort pour rejeter sans préjugé tout ce qui veut s'imposer, car vous êtes le seul à décider (vous composez, vous pensez, vous interprétez), ce qui vous touche alors vous est profondément relié. Cette attitude est un bon stimulant pour l'expression.

Plus encore qu'une approche de la musique contemporaine, c'est pour moi un mode de vie, bien qu'au simple quotidien nous absorbions énormément, avec la peur de rejeter les choses sans pouvoir les remplacer. Or un espace vide n'a pas besoin d'être rempli. Car le vide et le plein font partie de la vie. Nous ne devrions pas nous sentir en danger : si quelque chose manque, son absence fait partie de l'image.

Pensez-vous qu'écrire de la musique ait un sens ?

Pour moi, tout dépend de là où j'en suis dans ma vie. C'est ce qui déterminera cette question, comme pour tout compositeur, interprète ou penseur. Où en est votre vie maintenant ? Demain ou dans deux semaines, je serai peut-être un autre. Peut-être serai-je l'écho de moi-même, ou différent… Que suis-je ou plutôt, qu'est-ce que je pense être ? Parce que ce que je suis ne peut jamais être exprimé.
 
Ce que je pense être, la manière dont je vois la vie, c'est ce que je veux exprimer dans ma musique.
 

Ensuite, est-ce que je veux transmettre un message à ceux qui l'écoutent ? Ou à ceux qui pourraient l'écouter ? Ou qui l'écouteront dans cent ans… Qui est ma cible ? A-t-on besoin d'une cible ? Une cible grandit par elle-même. Le plus grand point de reconnaissance, c'est d'être reconnu pour son travail. C'est une pression immense pour un musicien ou un compositeur ; soit elle motive notre confiance en nous, soit la société fait pression contre ma volonté et c'est ainsi que l'on fait de la musique commerciale ! Combien de musiciens sont capables de résister à cette pression ? Les finances entrent en compte ; si nous avons besoin d'argent pour survivre, nous devons accepter certains compromis…

La musique contemporaine est un nouveau champ d'exploration, plein de défis. Ou les gens la rejettent en bloc ou elle devient une mode. Mais combien creusent profondément sa philosophie ? Est-ce l'expression d'une répression après la guerre ? « Nous ne sommes pas issus de cette tyrannie, mais nous ne sommes pas non plus ce que vous attendez de nous ! » C'est vrai pour l'Allemagne. En Belgique, la musique contemporaine ne vit pas cette pression… Le pays est plus calme.
 
La pression sur la musique contemporaine vient d'un certain snobisme ou d'un rejet radical. En Belgique, cela se fait moins ressentir donc on peut s'y exprimer plus sereinement…
 

Le besoin d'un sens à ce que j'écris est relié à ce que je pense de la société, ou alors il me faut créer une structure intellectuelle qui inaugure une nouvelle façon de penser. La société la décodera en fonction de ce qu'elle connaît de l'histoire du compositeur et de son époque.

Dans ce cas, le besoin de donner un sens à la musique n'est-il pas une autre forme de conditionnement ?

Tout à fait ! Si vous entrez dans l'univers d'un écrivain, vous remarquerez que le besoin d'un sens s'amenuise au fur et à mesure que vous pénétrez dans l'être, quand les paroles et les bavardages se dissolvent. Les systèmes et la logique s'effondrent.
 

La logique est un instrument très limité. La complexité en elle-même n'est complexe que du point de vue de la logique. Quand vous oubliez cet outil scolaire, s'ouvre un vaste espace qui fonctionne à partir de sa propre conscience. C'est un organisme à part entière qui se développe et vit de manière constante. Si le corps meurt, la conscience vit et continue de vivre à travers ce que vous pensez aujourd'hui ou ce qu'un autre pense… C'est un fond commun d'énergie. Nous manifestons cette énergie (dans toute forme d'art, classique ou contemporaine) à travers des mélodies, des mots, des constructions, la peinture, l'architecture, etc. La musique n'est qu'une forme d'énergie. Nous traduisons l'énergie qui est là à travers les outils d'aujourd'hui, ceux qui sont à notre portée. C'est ce qui rend la musique contemporaine.

Si nous composons des jingles pour la radio, nous répondons à une demande étroite et limitée. À travers les médias, l'état d'esprit contemporain requiert une attention courte et changeante. On voit très rarement de longs plans dans les films, hormis le cinéma d'auteur. Ce qui accélère notre respiration, ou l'écourte !

Si vous puisez dans le champ d'énergie de ce que nous sommes individuellement, que l'on parle de musique classique, contemporaine ou future, rien ne peut approcher ni figurer ce qui s'y passe. C'est un vaste espace d'être. Aucune parole ne peut l'habiter. Aucun son, aucune idée. Si vous voulez pénétrer cet état d'être, le superflu tombe à l'entrée.
 

Tout musicien rencontre la possibilité d'atteindre cet espace. Certains le font, d'autres pas. Ou sans le savoir… Mais être dans cet espace et le savoir, c'est ne plus éprouver le besoin de faire de la musique. Le besoin de faire de la musique cesse, car cet état n'a pas besoin d'être exprimé tellement il est complet.

C'est seulement lorsque vous en sortez que la musique peut arriver ! Et ce que vous écrivez est une information sur ce que vous êtes à l'intérieur. On ne peut que donner des nouvelles de ce monde intérieur.
 
Si j'ai pu vivre cet état, alors les nouvelles que vous me donnerez me feront sens ; votre être résonnera avec le mien. Car ce qui se passe intimement fait partie de l'être total de l'univers. Toutes les créatures en sont inconscientes, car cela fait peur : un lieu où il n'y a personne, avec qui nous ne pouvons parler avec personne.
 

La musique contemporaine a l'immense possibilité de se rapprocher au plus près de cet état. Avec toute autre forme de musique, même classique, cela n'est pas possible. Trop de codes les parasitent.

Le sarangî est-il un outil qui permette d'exprimer cet état ?

Cette question est très intéressante. En fait, la flûte de bambou, selon moi, s'en rapprocherait le plus. Car c'est un outil donné par la nature, sans qu'on ait besoin de le métamorphoser. Un bambou chante quand le vent le traverse. C'est la forme instrumentale la plus inactive. Nous le sophistiquons en y creusant des trous pour obtenir des notes différentes, tout dépend de la tradition : arabe, indienne, etc. C'est l'instrument le plus proche de la respiration humaine, du souffle. Il peut donc exprimer le mieux notre être qui est toujours relié à notre souffle. C'est respirer qui nous permet de vivre ou de mourir.
 
Mais il nous faut jouer de la flûte de bambou spontanément et non en utilisant des codes virtuoses.
 

J'essaie d'utiliser le sarangî comme une flûte. Je tente d'en jouer à un niveau de son  très bas qui vienne de la vibration de la corde pour atteindre la sensation aérienne de la flûte. C'est pour moi la forme idéale d'expression.

Que demandez-vous à vos interprètes ?

J'ai écrit de la musique pour l'Ensemble Moderne de Francfort et pour Musiques Nouvelles. Le thème de base n'était que celui du volume sonore.

Le tampoura est un instrument de la musique classique indienne dont la tonique est constante. Dans la vie, notre tonique est notre souffle, notre respiration. Dans le Master's Tampoura, je voulais évoquer la tonique constante que le Créateur avait donnée à toutes ses créatures.
 
Cette pièce compte de 3 à 7 musiciens, voire plus. Nous jouons la tonique si doucement qu'elle advient entre le silence et le son… Nous entrons progressivement dans le son tandis que des sentiments envahissent les musiciens. Et imperceptiblement le volume change. Il s'élève et retombe doucement. Ce qui crée le mouvement. La pensée crée le mouvement, mais pour cela elle doit apparaître.
 
Le thème de base s'étend. Et le musicien libère son univers, car il est libre d'exprimer ses pensées en n'utilisant qu'une seule et unique note. Je ne lui impose que la limite de la tonique et du volume sans pouvoir lui dicter ce que je pense.
 

La durée d'un tel concert varie en fonction de l'état d'esprit des musiciens.

Si nous intégrons cette philosophie, tout peut être joué en exprimant l'individualité de nos univers.
 

Quand un compositeur peut donner de puissantes indications et transmettre son état intérieur aux musiciens d'un ensemble, s'il entre en contact avec leur propre intériorité, alors quelque chose d'utile se passe. Les interprètes donnent aussi des nouvelles d'eux-mêmes. Il ne s'agit pas d'une compétition et chacun accède à son propre niveau « d'être ».

C'est une approche fondamentale de la musique sacrée ?

Le vide et le plein sont une même chose. La simplicité vient automatiquement.

Vous pensez quand vous avez conscience de votre extériorité, quand vous vous sentez perdu ou que vous tentez de vous rassurer sur le fait que vous n'êtes pas mort. En réalité, le corps n'a pas besoin de l'esprit : c'est une création parfaite. Le terme « spirituel » est une invention : c'est une façon de justifier l'acte limité de penser. « Oh ! Vous êtes un grand spiritualiste ! » C'est de la blague ! Quand je dis quelque chose, je me tue moi-même. En fait la spiritualité n'existe pas : c'est seulement un jeu de l'esprit.
 

Quand vous êtes devant l'océan ou en face des montagnes ou sous le ciel étoilé… à quoi pensez-vous ? À rien ! Pendant quelques secondes, vous êtes ébahi. C'est votre état réel. Ensuite l'esprit commence à construire des théories : « Qui a fait cet univers ? Un être super intelligent ! » Non ! Nous sommes simplement incapables de rester dans ces quelques secondes d'émerveillement au bout desquelles nous pourrions penser simplement : « C'est moi ! Cet océan est moi ! » Mais on tue cela immédiatement. Il doit exister quelqu'un d'autre ! Nous nous évitons de nous connaître nous-mêmes en y interférant un autre. Nous créons la dualité. C'est le début de toute spiritualité, toute philosophie, de Dieu et des messagers de Dieu… Si nous vivions ces quelques secondes, nous n'aurions pas besoin de la spiritualité.

La création de l'univers ne repose que sur des lois physiques. Tout ce que nous faisons, même l'art, n'est qu'une expression des lois de la physique. Tonalité, gravitation, rythme : nous utilisons des champs d'énergie. Notre être intérieur, qui connaît ces lois physiques, s'obstine à les appeler « art »  quand un poète ou un musicien les exprime, mais en réalité c'est de la science pure ! Certainement pas dans le sens d'une quête élaborée et répétitive. Car il n'y a pas de répétition dans l'univers, il n'y a que du mouvement aléatoire, imprévisible.
 
Voilà pourquoi la musique contemporaine a un sens énorme pour moi ! C'est à travers elle que nous pouvons atteindre ces quelques secondes d'émerveillement qui nous révèlent à quel point nous sommes vastes. La musique contemporaine est vraie si nous ne tombons pas dans le piège de la pensée.
 

Vous n'avez pas besoin de prendre la position de Bouddha. Tout ce que vous faites peut être un acte de méditation jusqu'à ce que viennent les mots.

C'est pourquoi je pense que la musique, les sons, les notes perturbent comme le langage cet état d'être qui ne nécessite ni son ni mot. Cela m'a troublé à tel point ces deux dernières années que je ne voulais plus du tout jouer de musique ! Tout son me dérangeait et troublait cet état. Ce qui est un problème pour un musicien professionnel ! Ce que vous devez faire alors, c'est utiliser le moins de sons possibles.
 
Propos recueillis en novembre 2008 à Bruxelles par Isabelle Françaix
 
Photos : Isabelle Françaix. Télécharger les photos.