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Aurélien Dumont : Le "troisième sens" du discours musical ou l'art du lien - Entretien avec Isabelle Françaix

A l'occasion de la création de sa pièce "Epopées - Pauses pluitées" par Musiques Nouvelles le 13 mars 2012 à Flagey dans le cadre d'Ars Musica.

Epopées – Pauses pluitées est un titre très poétique pour cette pièce qui sera créée par Musiques Nouvelles à Ars Musica. En quelle mesure les mots et les sons se répondent-ils dans votre travail?

J'accorde beaucoup d'importance au titre. Quand j'écris une pièce, je rédige bien souvent la note de programme parallèlement à l'écriture musicale. Cela me permet d'éclairer mon propos et de débloquer certaines situations musicales. Le titre apparaît souvent au bout de ce cheminement. J'accorde de l'importance à son évocation poétique et sa sonorité. Ici, l'allitération des «p» évoque une certaine légèreté. J'évite ce qui est trop pompeux ou trop «assis».

D'où vient cette thématique de l'épopée au pluriel?

C'est un cheminement qui remonte à une étude très courte que j'ai réalisée à l'IRCAM l'année dernière: Traversées – Pause pluitée, pour violoncelle et électronique. C'était ma pièce de fin de cursus d'informatique musicale. J'avais envie d'approfondir au sein d'une œuvre complète les idées que j'y avais brièvement mises en jeu.
 
J'ai été très marqué au Japon par les avertisseurs sonores qui permettent aux aveugles et aux malvoyants de traverser la rue dans les passages-piétons. L'un d'entre eux m'intriguait: des sortes de coucous se répondaient d'un côté à l'autre de la rue; cette spatialisation est très pratique car elle permet de tracer mentalement, à partir des sons, l'étendue du passage clouté. Mon épouse, qui est japonaise, m'a expliqué qu'il y a plusieurs types d'avertisseurs sonores au Japon et que les plus anciens reposaient sur une comptine traditionnelle du XVIe siècle, Toryanse. Ce mot signifie à la fois «circuler», «passer», et marque l'aspect ritournelle de la comptine. Il y est question de «traverser le petit chemin de Dieu», dont on nous prévient que le retour peut être effrayant, en référence à une mortalité infantile si importante à l'époque qu'un parent n'était jamais sûr que son enfant survive.
 
L'hétérogénéité des sources m'intéresse beaucoup; le Japon est pour moi un vivier extraordinaire. D'un son kitsch et quotidien (ce petit coucou qui aide les malvoyants) on peut traverser les siècles et entrer dans une dimension mythologique. Claude Levi-Strauss explique dans L'autre face de la lune, qu'il n'y a pas réellement d'historicité au Japon entre les temps anciens et les temps modernes. Les Occidentaux y ont immiscé la raison; nous présentons nos lieux sacrés avec une distanciation que les Japonais ne connaissent pas.
 

Dans mon étude, Traversées – Pause pluitée, la comptine n'apparaissait jamais. Elle était masquée sans qu'on puisse la reconnaître. Le passage de la «traversée» à «l'épopée» se fait en assumant l'hétérogénéité. En soubassement, une sorte de «thème et variations» de cette comptine originale apparaît de manière saillante et s'intègre (je le souhaite en tout cas) à l'univers que je compose. Il ne s'agit pas d'une confrontation ni d'une superposition de sons concrets et instrumentaux… J'essaie d'éviter cette tension.

Comment cela influence-t-il votre discours musical?

Le compositeur qui me touche et m'inspire le plus est certainement Claude Debussy, le premier à penser le discours musical sous forme d'objets se répétant, évitant ainsi tout développement classique du matériau. Ceci amène à une perception temporelle assez singulière de la musique à l'époque. En général, les compositeurs travaillent à partir des paramètres du son: la hauteur, le timbre, le rythme, les dynamiques, etc. Quant à moi, je m'intéresse davantage à l'élaboration d'objets qui naissent d'abord de combinaisons de timbres associées à des hauteurs et des durées fixes : on associe une structure orchestrée avec une disposition d'accords qui ne bougera pas ensuite. L'objet devient alors la plus petite unité du discours, comme un organisme vivant que je ne souhaite pas décomposer en paramètres. Cependant, quelle est la nature de cet objet? Est-il référencé, «référençable», connoté? Quelle est sa couleur? Comment parlera-t-il à notre imaginaire? C'est dans la mise en regard des différents objets et de leur qualité que se situe, obliquement, le discours musical: un troisième sens au cœur d'une cartographie temporelle, qui peut déployer par moments une certaine forme de narrativité.

Quels sont les objets d'Épopées – Pauses pluitées?

Je voulais voir jusqu'où il était possible d'explorer le déploiement d'objets différents. Le «bip-bip» de l'avertisseur du passage clouté, le trafic routier, le son concret de la pluie… Mais sans gratuité. J'ai donc beaucoup travaillé sur un mode de jeu particulier aux cordes, le col legno battuto, où le fait de jouer avec le bois de l'archet imite vraiment le bruit de gouttes qui tombent. Les hauteurs seront aussi jouées de manière classique, le doigt de la main gauche étant posé sur la touche tandis que l'archet excite les cordes. En étouffant les cordes en revanche, c'est le positionnement de l'archet qui provoquera une hauteur différente. Ces deux émissions de col legno sont beaucoup utilisées dans la pièce, de manière électroacoustique également. J'ai travaillé sur la une synthèse par modèle physique, calculée sur des modèles mathématiques de cordes; on peut donc simuler une corde d'une vingtaine de mètres, par exemple. De plus, on peut obtenir grâce à cela des simulations de col legno extrêmement aigus quasi impossibles à obtenir autrement.

Vous utilisez donc uniquement du temps différé?

J'intègre également une synthèse en temps réel liée à la périodicité du signal émis à d'autres endroits, pour simuler une ombre du violoncelle, comme une épaisseur supplémentaire. Le temps réel a une place importante dans cette pièce également avec de petites improvisations générées par l'ordinateur ainsi que par d'autres types de synthèse ou de traitements - synthèse granulaire ou délai spectral.

Vous êtes entré dans la classe de Gérard Pesson au CNSM en 2007. Quelle a été l'influence de ce compositeur sur votre travail personnel?

L'importance de la perception! Il ne faut pas oublier que l'on doit pouvoir entendre la musique avant tout, et Gérard Pesson encourage à travailler dans cette direction.

La musique a-t-elle un sens?

Oui! Mais, quant à le définir et le cerner… Elle éveille les consciences. C'est l'art du temps par excellence; elle est impalpable et abstraite. Ce n'est que de l'air en vibration qui vibre et pourtant procure d'incroyables sensations, nourrissant notre imagination à l'infini.

Vous l'accompagnez souvent de textes cependant?

C'est capital. La moitié de mes pièces sont avec textes ou s'appuient sur des supports littéraires. Non que la musique ait besoin de textes pour exister. Loin de là. Mais j'aime travailler avec d'autres artistes, comme le poète Dominique Quelen. Je viens d'écrire la musique d'un film. J'ai écrit pour le théâtre musical… Un espace se crée, fait de partages et de collaborations.

Comment s'inscrit un jeune compositeur dans notre monde contemporain, saturé d'informations et de sons?

Le poids des dogmes esthétiques s'est beaucoup affaibli et on dispose d'une liberté assez vertigineuse. Je ne crois plus du tout en une utopie comme celle des années 50. J'essaie d'exprimer quelque chose qui m'est essentiel et singulier. Ce sont mes propres recherches et mes propres interrogations qui me guident. C'est pour moi une quête de l'intime et, au cœur de l'intime, du partage. Mon épouse parle du musubi qui est le lien et un concept central dans son travail de créatrice ou d'enseignante. Quel est le lien? L'hétérogénéité qui englobe (et non qui clive) m'importe beaucoup. Quel réseau peut se créer sur quels nœuds? C'est pour cela que j'aime définir les objets musicaux davantage par leur nature et leurs qualités que par leurs paramètres.
 
Je me suis plongé depuis peu dans la musique baroque française, et j'en ai dégagé ce que j'appelle des «OEM», par rapport aux OGM, qui sont des Objets Esthétiquement Modifiés. On prélève dans la musique du passé des objets; une fois décontextualisés, on leur insuffle un nouvel environnement au sein de notre propre langage. Mis en regard avec d'autres, plus contemporains, ils font le lien avec le passé… Ni tout à fait citation ni vraiment collage, ils participent d'un langage autre.
 
Propos recueillis par Isabelle Françaix – Février 2012

BIOGRAPHIE - AURELIEN DUMONT

Né à Marcq-en-Baroeul (Nord de la France) en 1980, Aurélien Dumont étudie d'abord l'art-thérapie - diplôme universitaire de la faculté de médecine de Tours, et la musicologie à l'université de Lille - master en esthétique et pratique des arts.
 
En parallèle, il étudie la musique électronique à la Musikhochschule de Cologne, puis la composition au CNSM de Paris dans la classe de Gérard Pesson, où il suit entre autres, les cours d'analyse de Claude Ledoux. En avril 2011, il termine le Cursus 1 d'informatique musicale de l'Ircam. Il participe également à la session Voix nouvelle de Royaumont, au centre Acanthes et au concours San Fedele à Milan.
 
Depuis 2010, il reçoit plusieurs commandes - Commande d'Etat, de Radio France, du festival Ars Musica en Belgique, de la Péniche Opéra, de la Sacem, de l'Orchestre Symphonique de Mulhouse, du Festival de Violoncelle de Beauvais, etc... En 2012, un concert monographique lui sera consacré à Berlin par l'ensemble KNM. Aurélien Dumont est soutenu par la fondation Meyer, par la fondation de Lacour pour la musique et la danse ainsi que par la Maison du Film Court. Ses œuvres sont interprétées entre autres par les ensembles Linéa, Cairn, Multilatérale, Musiques Nouvelles, Sequenza 9.3, Opalescence, par le quatuor Diotima, le trio Dauphine, les solistes de l'Orchestre symphonique de Mulhouse, l'Orchestre National de Lorraine et prochainement par l'ensemble Clément Janequin.
 
Passionné par la culture Japonaise, il est compositeur invité en 2012 au festival de Takefu par Toshio Hosokawa et reçoit une commande de l'ensemble Muromachi à Tokyo - 15 décembre 2012. Cette passion l'amène également à travailler sur un opéra de chambre pour chanteuse Nô avec l'ensemble Linéa et Ryoko Aoki.
 

La musique d'Aurélien Dumont se centre principalement sur la recherche d'une relation particulière entre le timbre et la forme, souvent inspirée par l'univers littéraire - Dickinson, Borgès, Luca ou Volodine. Sa démarche le conduit à travailler en étroite collaboration avec le poète Dominique Quélen pour des pièces pour ensemble baroque, opéra et cantates...

Photos : Isabelle Françaix. Télécharger les photos.